
Professeur invité à Arts et Métiers, Benjamin Wheatley raconte sa collaboration Pierre-Yves Rohan, et comment la complémentarité de leurs travaux a enrichi leurs recherches
« Lorsque j’ai réalisé que Pierre-Yves et moi nous posions les mêmes questions fondamentales en biomécanique, cela a confirmé la pertinence de notre travail. »
Quelles ont été les raisons qui vous ont poussé à accepter ce mois de professeur invité aux Arts et Métiers ?
Ma principale motivation est la richesse, et le potentiel, de ma collaboration scientifique avec Pierre-Yves Rohan dans le domaine de la biomécanique des muscles squelettiques. Notre collaboration a commencé de manière assez fortuite pendant la pandémie de COVID-19, en 2020–2021, lorsque Pierre-Yves m’a contacté pour utiliser des données expérimentales publiées par mon laboratoire. À ce moment-là, son équipe et lui-même développaient un modèle numérique du comportement des tissus musculaires et étaient confrontés à des limitations pour recueillir de nouvelles données expérimentales en raison des restrictions sanitaires.
Il avait identifié dans mes publications un ensemble de caractérisations mécaniques correspondant parfaitement aux besoins de son modèle. Ce qui avait commencé comme un simple échange de données s’est transformé en une véritable collaboration. Au fil de nombreux échanges, nous avons constaté que nous cherchions tous les deux à comprendre les relations structure-fonction dans les muscles squelettiques. C’est à dire la manière dont le comportement mécanique au niveau des tissus est gouverné par des caractéristiques biologiques et architecturales sous-jacentes et comment le modéliser.
Qu’est-ce que vous a apporté cette collaboration ?
Ce qui rendait ce partenariat particulièrement captivant, c’était la complémentarité de nos approches de recherche. Dans mon laboratoire à l’Université Bucknell, je me concentre sur la biomécanique expérimentale des tissus mous, en utilisant notamment des tests de matériaux et la modélisation par éléments finis (FEM) pour quantifier des propriétés telles que l’anisotropie, la non-linéarité et la viscoélasticité des tissus biologiques. Pierre-Yves et son équipe, quant à eux, apportaient une perspective clinique et in vivo, avec une expertise dans la collecte de données humaines et l’imagerie médicale pour soutenir leur propre recherche en FEM. Cette collaboration est une opportunité unique de réduire l’écart entre science fondamentale et transfert clinique — un enjeu particulièrement crucial pour la santé musculosquelettique.
Nous avons coécrit une publication qui combine approches expérimentale et numérique pour mieux appréhender la mécanique passive des muscles. Nous avons ensuite déposé une demande de financement auprès du Transatlantic Research Partnership (anciennement la Fondation FACE, également affiliée à la Fondation Albertine), qui soutient les collaborations entre jeunes chercheurs américains et français. Notre projet visait à étendre nos travaux précédents vers un cadre plus avancé de compréhension de la dégradation, de l’adaptation et de la défaillance musculaire, y compris dans des cas comme les escarres et l’atrophie due à un syndrome de désuétude musculaire.
Bien que notre demande n’ait pas été retenue la première année, elle a été financée lors du second dépôt. Grâce à ce soutien, nous avons lancé une nouvelle série d’études qui combinent désormais l’expertise de mon laboratoire en tests mécaniques haute résolution avec l’accès de l’équipe de Pierre-Yves à des données in vivo et à des populations cliniques. Plus précisément, nous travaillons actuellement au développement et à la validation de modèles multiphysiques par éléments finis de tissus musculaires sains et pathologiques, intégrant des éléments tels que l’orientation des fibres, le durcissement dépendant de la déformation et la mécanique de contact, essentiels pour modéliser le développement des escarres ou les effets de charges mécaniques extrêmes.
Que vous a permis ce mois à Arts et métiers ?
Mon séjour long aux Arts et Métiers nous a permis d’aller au-delà d’une communication asynchrone et de jeux de données isolés. Cela nous a offert le temps nécessaire à un travail scientifique en profondeur : un effort lent, délibéré et concentré, de plus en plus rare dans un environnement académique rempli de distractions. Nous avons également mis en place des séances pratiques de modélisation collaborative, des cours communs avec les étudiants de master et beaucoup de discussions qui ont fait émerger de nouvelles pistes de recherche.
En conclusion, cette invitation a non seulement été une opportunité pour renforcer une collaboration scientifique déjà fructueuse, mais aussi pour contribuer à la création d’une véritable plateforme de recherche biomécanique intégrée reliant les données expérimentales, la modélisation numérique et la pertinence clinique au-delà des frontières.
Comment vous êtes-vous senti durant votre mois à Arts et Métiers ?
L’expérience a été extrêmement positive. Le laboratoire est dynamique et collaboratif, avec des biomécaniciens de divers horizons travaillant ensemble. J’ai été très bien accueilli, et malgré quelques barrières linguistiques, les conversations techniques et informelles se sont déroulées aisément.
Ce mois a été très productif : nous avons finalisé un manuscrit, soumis trois résumés pour des conférences, et commencé un nouvel article. Mais surtout, nous avons posé les bases d’une collaboration à long terme solide. Si je pouvais revenir chaque année, je le ferais sans hésiter.
À votre avis, quel est le principal avantage des collaborations de recherche à l’international ?
Les collaborations internationales offrent une perspective plus large sur les pratiques et méthodologies de recherche. Bien que des différences institutionnelles et culturelles existent, les questions de recherche fondamentales convergent souvent. Lorsque j’ai réalisé que Pierre-Yves et moi nous posions les mêmes questions fondamentales en biomécanique, cela a confirmé la pertinence de notre travail.
Ce que j’apprécie particulièrement en France — et aux Arts et Métiers en particulier — c’est la concentration de biomécaniciens au sein d’un même laboratoire. Aux États-Unis, la recherche en biomécanique est souvent dispersée à travers divers départements d’ingénierie. Ici, le fait d’avoir des chercheurs et chercheuses aux compétences variées mais avec un objectif biomécanique commun crée un environnement interdisciplinaire dynamique qui enrichit les collaborations.
Qu’est-ce qui a éveillé votre intérêt pour la biomécanique ?
Au lycée, j’hésitais entre des études en kinésithérapie et en ingénierie. J’étais passionné de sport et de santé, mais je ne voulais pas devenir médecin. J’ai choisi l’ingénierie à cause de mon intérêt pour les mathématiques et la physique, en me disant que je pourrais toujours me tourner vers la kinésithérapie plus tard.
Pendant mes études de premier cycle, j’ai découvert la biomécanique — un domaine qui fusionnait parfaitement ces deux intérêts : une révélation ! Le corps humain reste la « dernière frontière » de complexité et l’étudier à travers l’ingénierie est à la fois intellectuellement stimulant et personnellement gratifiant.
Quand avez-vous décidé de devenir chercheur ?
Je me suis véritablement intéressé à la recherche lors de ma deuxième ou troisième année d’université. En observant mes professeurs, j’ai compris qu’être chercheur signifiait explorer des questions fascinantes tout en enseignant et en encadrant des étudiants. J’ai trouvé cela très attirant. L’imprévisibilité de la recherche et l’excitation de découvrir quelque chose de nouveau sont les deux aspects qui m’ont attiré et qui me passionnent encore aujourd’hui.
Quel conseil donneriez-vous aux étudiants intéressés par une carrière dans la recherche, dans votre domaine ou un autre ?
Restez curieux. La curiosité alimente la résilience, ce qui est essentiel en recherche. Les choses ne se passent pas toujours comme prévu, les expériences échouent, les modèles se brisent, les articles sont rejetés. La curiosité vous aide à voir ces revers comme faisant partie du processus.
Développez également une expertise approfondie dans un domaine tout restant ouvert à l’exploration d’autres domaines. Pour moi, cette expertise, c’est la modélisation par éléments finis. Que j’étudie des tissus musculaires, le comportement d’impact animal ou la marche humaine, elle ancre mon travail. J’encourage les étudiants à être « touche-à-tout mais expert dans un domaine ». Cela offre une grande flexibilité tout en gardant une base solide.
À propos de Benjamin Wheatley
Benjamin B. Wheatley est professeur associé en génie mécanique à l’Université Bucknell depuis 2023, après avoir été professeur assistant de 2017 à 2023, à la suite de l’obtention de son doctorat à l’Université d’État du Colorado. En 2023, il est devenu chercheur associé à l’Institut musculosquelettique de Geisinger. Il a dirigé plusieurs projets de recherche financés, dont une subvention actuelle de la NSF (2023–2025) axée sur la modélisation multi-échelle de la raideur musculaire. En 2019, il a été chercheur invité à l’Université Stanford dans le cadre du programme OpenSim. Il est auteur de plus de 25 publications scientifiques, notamment en biomécanique musculaire et en matériaux bio-inspirés, et a reçu le Prix du Président pour la Diversité & l’Inclusion de Bucknell en 2023. Il enseigne la mécanique des solides et la modélisation par éléments finis.